Par Johanne Gauthier, ing.f.
L'auteure est présidente-directrice générale de l'Ordre des ingénieurs forestiers du Québec
Le gouvernement du Québec adoptait récemment le projet de loi no 71 présenté par le ministre des Ressources naturelles et de la Faune, M. Pierre Corbeil. Ce projet de loi réduit de 20% la possibilité forestière dans les forêts publiques résineuses du Québec (ce qu'il est possible de récolter en respectant le rendement de la forêt). Cette initiative fait suite à une recommandation en ce sens contenue au Rapport déposé en décembre dernier par la Commission d'étude sur la gestion de la forêt publique québécoise (couramment appelée la Commission Coulombe). La baisse annoncée constitue une mesure de transition jusqu'à ce que les calculs de possibilité forestière soient complétés en utilisant les outils améliorés proposés par la Commission. Ces outils devraient assurer une meilleure précision des simulations en intégrant les dimensions spatiales aux calculs actuels, fournissant ainsi un portrait plus précis de la situation.
Dans la foulée de cette décision, le gouvernement annonçait quelques jours plus tard un train de mesures destinées à atténuer les impacts socio-économiques de cette décision. Présentée par quatre ministres directement concernés, cette stratégie propose « l'élaboration de contrats de développement et de diversification » et interpelle les principaux acteurs régionaux pour la mise en œuvre de mesures d'atténuation des effets de la baisse de possibilité forestière et d'accompagnement pour effectuer un virage vers une diversification de l'industrie.
Un appui sur le principe
Tout comme il l'a signalé à la sortie du rapport, l'Ordre respecte l'analyse de la Commission Coulombe et, sur la base du principe de précaution, il appuie le ministre Corbeil dans sa démarche de réduction de la possibilité forestière. Toutefois, l'Ordre se serait attendu à des modulations mieux adaptées aux réalités forestières des différentes régions du Québec, au lieu de la baisse de 20% uniformément appliquée à l'ensemble du territoire.
Il considère également que la mise en œuvre de mesures d'atténuation s'imposait rapidement. Le temps dira si les mesures proposées apporteront les résultats escomptés. Toutefois l'Ordre déplore l'absence de mesures à caractère forestier susceptibles de contribuer à court ou moyen terme à l'atténuation des impacts des baisses de possibilité. Nous revenons plus loin sur certaines avenues à explorer. De plus, l'Ordre s'interroge sérieusement sur la portée réelle des mesures proposées, en l'absence de crédits supplémentaires rattachés à ce plan d'action.
L'importance de bien connaître les conséquences des décisions à prendre
Compte tenu des conséquences majeures de cette décision sur l'économie de l'ensemble des régions du Québec, l'Ordre tient à rappeler les facteurs ayant mené à la situation actuelle, de façon à éviter les interprétations et les conclusions hâtives non fondées.
Il est important de comprendre que les baisses anticipées de la possibilité forestière sont dans une large mesure dues à la prise en compte de nouvelles orientations sociales et environnementales, dont les professionnels responsables de tels calculs doivent maintenant tenir compte, et qu'elle est loin d'être uniquement causée par l'imprécision des modèles de simulation. On pense entre autres à l'intégration des aires protégées, au resserrement des exigences environnementales et aux ententes intervenues avec les communautés autochtones. Ces orientations reflètent les préoccupations et les attentes de la société envers la gestion des forêts. Les ingénieurs forestiers qui doivent les appliquer font preuve d'une grande capacité d'adaptation et d'un souci d'amélioration continue, encouragé et salué par l'Ordre. Le quotidien de l'ingénieur forestier est caractérisé par la constante recherche d'intégration des préoccupations de parties diverses aux intérêts très variés.
La situation actuelle nous rappelle cruellement que les décisions en matière de protection ne sont pas exemptes d'impacts sur l'économie et vice-versa. Le Québec devra rapidement mettre en place des outils et des processus de prise de décision efficaces et solidement documentés, de façon à ce que toute nouvelle mesure de protection ou d'utilisation des ressources forestières soit prise en pleine connaissance de cause. Les régions et les communautés devront participer à ces processus décisionnels et il faut souhaiter que des structures telles que les Commissions forestières régionales proposées dans le rapport de la Commission Coulombe aident à la prise de décisions dont on aura évalué les impacts au préalable.
Enfin, l'Ordre signale qu'un des risques associés à l'interprétation des recommandations de la Commission Coulombe est de condamner l'ensemble des décisions et des pratiques forestières mises en place antérieurement. L'Ordre appuie le virage proposé, mais il insiste pour qu'il soit compris comme une étape incluse dans un processus logique d'évolution de la gestion du secteur forestier.
Des mesures forestières à envisager
L'Ordre tenait récemment une journée de réflexion au cours de laquelle plus de 170 ingénieurs forestiers ont échangé sur les diverses recommandations du rapport de la Commission Coulombe. Il en est notamment ressorti que la baisse de 20% comporte un caractère arbitraire et que certaines mesures forestières pourraient être mises en place afin de moduler les baisses des niveaux de récolte autorisés, et ce, sans affecter la possibilité forestière. On pense, par exemple, à des mesures qui donneraient priorité à la récolte de forêts mûres dont les volumes nets diminuent, en plus d'être plus susceptibles aux feux. Remettre plus rapidement de telles forêts en production en les rajeunissant pourrait contribuer à accroître la possibilité forestière d'un territoire. De telles mesures doivent être examinées dans les calculs de possibilité actuels, de façon à tenir compte des meilleures façons de récolter ou d'aménager la forêt sans en affecter le potentiel. Un nombre important de professionnels compétents travaillent actuellement à la mise à jour des calculs et il importe que leur éclairage soit utilisé à bon escient.
Tout ce débat fait également ressortir l'urgence de mettre en place un programme d'intensification de l'aménagement forestier québécois permettant de tirer le plein potentiel des sites forestiers les plus productifs. À moyen terme, un tel programme aiderait à augmenter la production des forêts et des sites actuellement improductifs, tout en permettant la protection de territoires pour les générations futures. Une telle approche fait d'ailleurs l'objet de recommandations dans le rapport de la Commission Coulombe.